Bruxelles, Belgique, juin 2020. Une statue équestre du roi Léopold II, nettoyée après avoir été dégradée par des manifestants, a été couverte d’un nouveau graffiti où l’on peut lire en anglais « N’effaçons plus, réfléchissons ». Une pétition en ligne, « Réparons l’Histoire », appelle la ville à déboulonner ses statues de Léopold, dont celle qui se dresse sur la place du Trône, près du Palais royal. Les militants belges espèrent que les manifestations pour la « justice raciale » qui prennent de l’ampleur partout dans le monde feront évoluer les esprits quant à l’héritage colonial du roi Léopold II, dont la gestion tyrannique de l’État indépendant du Congo (aujourd’hui la RDC) est tenue pour responsable de la mort de 10 à 15 millions de Congolais. Le 17 juin, le parlement fédéral de Belgique a approuvé la mise en place d’une commission pour examiner l’histoire coloniale du pays, et le 30 juin, anniversaire de l’indépendance congolaise, un buste défiguré de Léopold II sera retiré du Zuidpark de Gand. © Pamela Tulizo pour la Fondation Carmignac.

60e anniversaire de l’indépendance, l’heure des comptes ?

Kinshasa, le 20 juin 2020
Lecture : 17 min

Le 30 juin marque le soixantième anniversaire de l’indépendance du Congo, au moment où beaucoup de pays du monde se voient confrontés à leur passé d’exploitation et d’injustice raciales. Avec les manifestations antiracistes du mouvement Black Lives Matter, l’attention planétaire s’est focalisée sur de puissantes et cruelles figures symboliques – la plupart liées à l’esclavage – aujourd’hui descendues de leur prestigieux piédestal.

En Belgique, qui a infligé à l’actuelle RDC l’un des impérialismes les plus brutaux de l’Histoire, plusieurs statues du roi Léopold II ont été vandalisées et déboulonnées. Plus de 80 000 personnes ont signé une pétition demandant l’enlèvement des monuments consacrés au monarque, dont la gestion tyrannique de l’État indépendant du Congo de 1885 à 1909 est tenue pour responsable de la mort de 10 à 15 millions de Congolais.

Des deux côtés de l’Atlantique, d’innombrables statues et monuments ont été détruits ou dégradés par des manifestants. Aux États-Unis, la NASCAR (National Association for Stock Car Auto Racing) a banni l’utilisation du drapeau confédéré, dont l’emblème a été retiré du drapeau du Mississippi, tandis que des rues et des écoles étaient rebaptisées. En Grande-Bretagne, l’archevêque de Canterbury a même déclaré que l’église anglicane devrait revoir ses représentations de Jésus en homme blanc.

Le 17 juin, le parlement fédéral belge a approuvé la mise en place d’une commission d’évaluation de l’histoire coloniale du pays. La ville de Gand a annoncé qu’un buste vandalisé de Léopold II serait retiré du Zuidpark précisément le 30 juin, anniversaire de l’indépendance du Congo. À Denbigh au Pays de Galles, les conseillers municipaux s’interrogent sur le retrait d’une statue de l’enfant du pays Henry Morton Stanley, explorateur controversé qui s’est enfoncé au cœur du Congo à l’instigation de Léopold pour y établir des postes commerciaux, lesquels ont ensuite permis au roi belge d’exploiter les richesses naturelles du pays et de laisser commettre ce qu’on appelle les « exactions du caoutchouc ». Et même chez le voisin ougandais, qui a obtenu de la Grande-Bretagne son indépendance en 1962, une pétition publique demande au parlement de retirer des rues et des monuments les noms de personnalités de la colonisation.

Le monument du Rail, bas-relief de bronze du sculpteur belge Arthur Dupagne installé à l’Institut des musées nationaux du Congo. Cette frise a été posée sur la façade de la gare centrale en 1948 pour célébrer le cinquantième anniversaire de l’achèvement de la ligne de chemin de fer Léopoldville-Matadi, dont la construction a entraîné la mort de près de 2 000 ouvriers, la plupart congolais. En 1971, elle a transférée par le dictateur Mobutu Sese Seko dans ses jardins privés de Mont Ngaliema, où elle se trouve toujours. Kinshasa, RDC, juin 2020 © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac
Le monument du Rail, bas-relief de bronze du sculpteur belge Arthur Dupagne installé à l’Institut des musées nationaux du Congo. Cette frise a été posée sur la façade de la gare centrale en 1948 pour célébrer le cinquantième anniversaire de l’achèvement de la ligne de chemin de fer Léopoldville-Matadi, dont la construction a entraîné la mort de près de 2 000 ouvriers, la plupart congolais. En 1971, elle a transférée par le dictateur Mobutu Sese Seko dans ses jardins privés de Mont Ngaliema, où elle se trouve toujours. Kinshasa, RDC, juin 2020 © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac

Au Congo, la réaction a été largement plus modérée. Nul besoin ici du rejet généralisé des vestiges coloniaux auquel on assiste au-delà de nos frontières : l’anti-impérialisme s’est installé au tournant des années 60 et 70, quand le dictateur Mobutu Sese Seko a imposé sa doctrine de « l’authenticité », vouée à remplacer le colonialisme par une nouvelle conscience nationale basée sur les valeurs africaines traditionnelles. Il y a donc cinquante ans que les noms et symboles coloniaux ont été effacés : l’ancienne capitale Léopoldville a été rebaptisée Kinshasa, Stanleyville est devenue Kisangani, Élisabethville Lubumbashi, et le Congo s’est transformé en Zaïre (puis en RDC en 1997). Rues et quartiers ont été renommés, monuments et statues déplacés et transférés pour beaucoup dans les jardins privés de Mobutu sur le mont Ngaliema (ancien mont Stanley). Ils adornent aujourd’hui le Parc présidentiel, qui abrite l’Institut des musées nationaux du Congo.

Statue équestre haute de 6 mètres du roi Léopold II à l’Institut des musées nationaux du Congo. Inauguré en 1928 par Albert 1er, le monument a d’abord été dressé en face du palais de la Nation, actuelle résidence officielle du président de la RDC. En 1967, il a été déplacé sur l’ordre du dictateur Mobutu Sese Seko, au plus fort de sa politique de zaïrianisation, retour à « l’authenticité nationale et africaine » qui a conduit à rebaptiser tous les lieux de la colonisation. Oubliée pendant près de quarante ans, la statue a fait une réapparition subite en février 2005 sur le boulevard du 30 Juin (date de l’indépendance), dans le centre de Kinshasa. Pour des raisons inconnues, elle a été déboulonnée 24 h plus tard par les mêmes ouvriers qui l’avaient installée. Elle a finalement rejoint le parc de Mont Ngaliema, avec l’aide de la Monusco, la mission de maintien de la paix de l’ONU au Congo. Sous le cheval, on aperçoit une statue d’Albert 1er, neveu et successeur de Léopold. Kinshasa, RDC, juin 2020 © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac
Statue équestre haute de 6 mètres du roi Léopold II à l’Institut des musées nationaux du Congo. Inauguré en 1928 par Albert 1er, le monument a d’abord été dressé en face du palais de la Nation, actuelle résidence officielle du président de la RDC. En 1967, il a été déplacé sur l’ordre du dictateur Mobutu Sese Seko, au plus fort de sa politique de zaïrianisation, retour à « l’authenticité nationale et africaine » qui a conduit à rebaptiser tous les lieux de la colonisation. Oubliée pendant près de quarante ans, la statue a fait une réapparition subite en février 2005 sur le boulevard du 30 Juin (date de l’indépendance), dans le centre de Kinshasa. Pour des raisons inconnues, elle a été déboulonnée 24 h plus tard par les mêmes ouvriers qui l’avaient installée. Elle a finalement rejoint le parc de Mont Ngaliema, avec l’aide de la Monusco, la mission de maintien de la paix de l’ONU au Congo. Sous le cheval, on aperçoit une statue d’Albert 1er, neveu et successeur de Léopold. Kinshasa, RDC, juin 2020 © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac
Statue de Henry Morton Stanley due au sculpteur belge Arthur Dupagne, installée à l’Institut des musées nationaux du Congo. Le journaliste et explorateur gallois a été missionné en 1879 par le prince héritier de Belgique, Léopold II, pour acquérir et annexer le Congo en son nom. Érigée en 1956 près de l’endroit où l’explorateur a installé son premier poste, la statue a été abattue en 1971, amputée de ses jambes et couchée derrière le bâtiment. Elle a été récemment réinstallée sur le terrain de l’Institut.
Statue de Henry Morton Stanley due au sculpteur belge Arthur Dupagne, installée à l’Institut des musées nationaux du Congo. Le journaliste et explorateur gallois a été missionné en 1879 par le prince héritier de Belgique, Léopold II, pour acquérir et annexer le Congo en son nom. Érigée en 1956 près de l’endroit où l’explorateur a installé son premier poste, la statue a été abattue en 1971, amputée de ses jambes et couchée derrière le bâtiment. Elle a été récemment réinstallée sur le terrain de l’Institut.
Kinshasa, RDC, juin 2020. Statue du roi Albert 1er, neveu et successeur de Léopold II, érigée le 30 juin 1939 sur le boulevard Albert 1er, en face de la gare centrale, et transférée par le dictateur Mobutu Sese Seko dans ses jardins privés du mont Ngaliema, où elle se trouve toujours. © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac
Kinshasa, RDC, juin 2020. Statue du roi Albert 1er, neveu et successeur de Léopold II, érigée le 30 juin 1939 sur le boulevard Albert 1er, en face de la gare centrale, et transférée par le dictateur Mobutu Sese Seko dans ses jardins privés du mont Ngaliema, où elle se trouve toujours. © Justin Makangara pour la Fondation Carmignac

L’Institut des musées nationaux du Congo est situé sur le mont Ngaliema, la colline où Stanley a installé son premier camp. C’est maintenant une zone militaire et le musée, institution civile, est fermé pour cause de pandémie. J’ai dû négocier avec des soldats pour entrer.

La statue de Léopold, haute de 6 mètres, y prend une pose identique à celle de la place du Trône à Bruxelles, mais son épaule droite est endommagée. Parmi tous les pays soumis à l’exploitation coloniale, le Congo est unique : il a été pendant de nombreuses années la propriété d’un seul homme, Léopold, qui n’y a jamais mis les pieds. Inaugurée en 1928 par Albert 1er, la statue a d’abord été installée en face du palais de la Nation, actuelle résidence présidentielle, puis déplacée par Mobutu en 1967. En 2005, elle a fait une réapparition de quelques heures dans le centre de Kinshasa, pour être aussitôt retirée devant la quasi émeute populaire qu’a déclenchée ce rappel malvenu du colonialisme.

Une statue de Stanley haute de 4,5 m, érigée à proximité en 1956, déboulonnée en 1971, amputée de ses pieds et couchée derrière un bâtiment pendant des décennies a été récemment réinstallée dans l’enceinte du musée. Et on peut voir près des rives du Congo la carcasse rouillée de l’un des vapeurs que Stanley utilisait pour sillonner le fleuve.

Parmi d’autres, citons le monument du Rail, un bas-relief de bronze dû au sculpteur belge Arthur Dupagne, et le monument du Souvenir congolais commémorant la Seconde Guerre mondiale, sculpté par un autre Belge, Jacques Marin. La frise de Dupagne a été installée sur la façade de la gare centrale en 1948 pour marquer le 50e anniversaire de la ligne Léopoldville-Matadi, dont la construction a coûté la vie à près de 2 000 ouvriers, la plupart congolais.

A l’Institut des musées nationaux du Congo dans le quartier du mont Ngaliema, le Monument du souvenir congolais, créé par le sculpteur belge Jacques Marin, montre un officier belge de la Seconde Guerre mondiale flanqué d’un soldat et d’un porteur congolais. Des milliers de Congolais recrutés dans les forces armées coloniales ont combattu en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie. Mais les soldats de la Force publique (FP), victimes de ségrégation raciale, n’ont reçu aucune rétribution pour leur participation à l’effort de guerre, souligne la plainte déposée en RDC en 2018 par sept descendants d’anciens combattants. Le tribunal qui l’a examinée à la fin de l’année dernière n’a pas encore rendu son jugement. Kinshasa, juin 2020, Justin Makangara pour la Fondation Carmignac.
A l’Institut des musées nationaux du Congo dans le quartier du mont Ngaliema, le Monument du souvenir congolais, créé par le sculpteur belge Jacques Marin, montre un officier belge de la Seconde Guerre mondiale flanqué d’un soldat et d’un porteur congolais. Des milliers de Congolais recrutés dans les forces armées coloniales ont combattu en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie. Mais les soldats de la Force publique (FP), victimes de ségrégation raciale, n’ont reçu aucune rétribution pour leur participation à l’effort de guerre, souligne la plainte déposée en RDC en 2018 par sept descendants d’anciens combattants. Le tribunal qui l’a examinée à la fin de l’année dernière n’a pas encore rendu son jugement. Kinshasa, juin 2020, Justin Makangara pour la Fondation Carmignac.
Noms, fonctions et nationalités de « bâtisseurs du Congo » sur un panneau du cimetière des Pionniers dans le parc du mont Ngaliema. D’innombrables Européens sont morts de maladie ou d’épidémie durant la période précoloniale et coloniale de l’exploration du Congo. Kinshasa, juin 2020, Justin Makangara for Fondation Carmignac.
Noms, fonctions et nationalités de « bâtisseurs du Congo » sur un panneau du cimetière des Pionniers dans le parc du mont Ngaliema. D’innombrables Européens sont morts de maladie ou d’épidémie durant la période précoloniale et coloniale de l’exploration du Congo. Kinshasa, juin 2020, Justin Makangara for Fondation Carmignac.

Le bronze de Marin représente un officier belge flanqué d’un soldat et d’un porteur congolais, à l’image des milliers d’hommes recrutés dans les forces armées coloniales qui ont combattu en Afrique de l’Est, au Moyen-Orient et en Asie. Mais les soldats de la Force publique (FP), victimes de ségrégation raciale, n’ont reçu aucune rétribution pour leur participation à l’effort de guerre, souligne la plainte déposée en RDC en 2018 par sept descendants d’anciens combattants. Le tribunal qui l’a examinée à la fin de l’année dernière n’a pas encore rendu son jugement.

Les deux monuments, déplacés par la volonté d’« authenticité » de Mobutu, sont donc restés là, près du cimetière en friche des Pionniers où sont enterrés des Européens morts au Congo au XIXe siècle. La présence de ces symboles dépouillés de leur pouvoir et de leur influence est judicieuse : ces reliques d’un empire appartiennent au musée, où elles rappellent utilement les pratiques racistes de l’Europe en Afrique.

Kinshasa, RDC, 2010. La tour de l’Échangeur de Limete, géant de béton de 210 m érigé en l’honneur du leader de l’indépendance Patrice Lumumba, dont la statue se dresse sur le boulevard éponyme qui relie l’aéroport au centre de Kinshasa. © Archives personnelles de Justin Makangara pour la Fondation Carmignac
Kinshasa, RDC, 2010. La tour de l’Échangeur de Limete, géant de béton de 210 m érigé en l’honneur du leader de l’indépendance Patrice Lumumba, dont la statue se dresse sur le boulevard éponyme qui relie l’aéroport au centre de Kinshasa. © Archives personnelles de Justin Makangara pour la Fondation Carmignac

Désormais, les espaces publics nous appartiennent et les monuments rendent hommage à nos propres dirigeants, tel Joseph Kasa-Vubu, notre premier président. La tour de l’Échangeur de Limete, érigée en 1974 sur le boulevard Lumumba qui relie l’aéroport au centre de Kinshasa, est un géant de béton de 210 m érigé en l’honneur du leader de l’indépendance Patrice Lumumba. À quelques pas, la statue de notre premier Premier ministre élu démocratiquement se dresse en costume et lunettes, la main droite levée, comme s’il prononçait toujours son discours provocant du 30 juin 1960, lors de la proclamation de l’indépendance du Congo :

« Nous avons connu que la loi n’était jamais la même, selon qu’il s’agissait d’un blanc ou d’un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même. »

Et pour conclure : « Nous qui avons souffert dans notre corps et dans notre cœur de l’oppression colonialiste, nous vous le disons tout haut, tout cela est désormais fini. »

Moins d’un an plus tard, le 17 janvier 1961, Lumumba était assassiné avec l’aide de la CIA et de la Belgique. Il avait 36 ans. Personne n’a jamais été puni pour ce crime qui a longtemps hanté le Congo.

Traditionnellement, nos célébrations de l’indépendance incluent la visite de dignitaires étrangers et une extravagante parade militaire le long de l’artère principale de la ville, le boulevard du 30 Juin (anciennement Albert 1er). Mais le Covid-19 a contraint le gouvernement à annuler toutes les festivités publiques et à annoncer que la commémoration se fera « dans la méditation », le budget correspondant étant redirigé vers la lutte contre la pandémie.

Alors oui, le 60e anniversaire de notre indépendance survient à l’heure des comptes, non pour nous mais pour la Belgique. Au Congo, nous avons réglé il y a 50 ans la question des symboles de la violence impériale en les retirant de leur position dominante et en les remplaçant par nos propres symboles. C’est à nos anciens colonisateurs de rattraper le temps perdu et de se confronter avec leur passé.

Kinshasa, RDC, 2010. Cette statue de Joseph Kasa-Vubu, premier président du Congo entre 1960 et 1965, a été installée en 2010 pour le 50e anniversaire de l’indépendance sur la place Kimpwanza, lieu emblématique des célébrations de l’indépendance le 30 juin 1960. © Archives personnelles de Justin Makangara pour la Fondation Carmignac

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