Congo in Conversation, co-édité par Reliefs Editions et la Fondation Carmignac. Photographies couvertures: à gauche © Moses Sawasawa, à droite © Raissa Karama Rwizibuka – Photos © Olivier Moritz pour Reliefs
Au cours des six derniers mois, l’équipe de photojournalistes congolais de « Congo in Conversation » a documenté les réactions du pays face à l’épidémie de coronavirus et l’a inscrit dans la conscience mondiale de l’injustice raciale et des traumatismes durables liés au colonialisme et à l’esclavage.
Ensemble, ils ont rendu compte des attaques de groupes armés, des troubles politiques, des protestations populaires, des bouleversements économiques, de l’environnement, de la mode, de la vie quotidienne, de la fin de l’épidémie d’Ebola, entre autres. La publication de « Congo in Conversation » se poursuivra à un rythme mensuel sur ce site, et hebdomadaire sur Instagram.
Une sélection de leurs travaux a fait l’objet d’une monographie avec une conversation entre Marc Sealy, conservateur, directeur de la galerie Autograph à Londres et auteur de Decolonizing the Camera: Photography in a Racial Time (non traduit), Finbarr O’Reilly, lauréat du Prix Carmignac 2020, et Emeric Glayse, directeur du Prix Carmignac du photojournalisme.

DE L’HISTOIRE
La violence au Congo a commencé avec le roi des Belges Léopold II. L’expérience coloniale forgée à cette époque a préparé le terrain de la violence coloniale exercée sur le continent africain, depuis le début du XXe siècle jusqu’aux indépendances africaines et tout au long des années de guerre froide. En avançant vers l’avenir, nous ne pouvons pas nous permettre d’oublier le passé. Ce qui est arrivé au Congo est absolument catastrophique en matière de dommages, ses relations avec l’Europe sont dominées par l’exploitation des ressources. La politique de division de l’espace et les troubles intérieurs engendrés par ces confrontations doivent être identifiés comme tels. Nous devons étudier en détail l’industrialisation et les bénéficiaires du processus colonial, et voir en celui-ci un mépris fondamental de la vie humaine et une réalité qui n’a mené à aucune réconciliation. En ne mettant pas en lumière les désastres qu’a subis le Congo, nous contribuons à effacer culturellement et historiquement les victimes de ces horreurs. Il est facile pour l’Europe de considérer le Congo comme berceau d’un échec politique intérieur. Mais lorsque nous nous concentrons sur les forces extérieures qui pèsent sur lui, notre vision change. Car ces forces sont toujours aussi violentes et dévastatrices, à tous les niveaux.
Depuis l’origine, la politique d’extraction des ressources naturelles congolaises par les grandes entreprises impériales a supplanté toute idée de démocratie et de droits humains. Le Congo devrait et pourrait être un rêve merveilleux de développement social, mais l’avenir même de son État est en jeu, pas seulement à cause des lignes de fracture politiques, locales ou régionales. La violence est alimentée par les sombres marchés du néolibéralisme : ils poursuivent des politiques extractives qui nous ramènent au temps de Léopold II.
Que la Belgique veuille se réconcilier avec son passé en entamant une conversation différente ou plus honnête, c’est ce que tout le monde souhaite. En demandant pardon et en réorientant les récits, on change le contexte historique et éducatif général, et les populations locales et mondiales peuvent comprendre la nature de ces réalités coloniales. Si nous considérons le développement de l’Europe au prisme du chapitre colonial, nous pouvons même parvenir au lieu de la justice, plus importante que la réconciliation. Ce qui frustre les gens, c’est de se dire : où est la justice ? Il faut donc en tracer le chemin. À quoi ressemble-t-il ?
DE LA PHOTOGRAPHIE
Sachant que la photographie a environ 180 ans, il va nous falloir inventer une autre notion de la photographie pour développer et encourager de nouvelles manières de voir, susceptibles de faire reculer la photographie en tant que médium racialisé perpétuant une perspective blanche ou eurocentrée. Ce mouvement prendra des décennies, voire des siècles. Son ouverture actuelle va nous aider à repousser quelques-unes des images dégradantes du sujet noir dans l’Histoire. Les archives sont pleines de corps noirs brisés, surtout dans un contexte de lutte. Dans les images des conflits internes à l’Europe, les corps sont traités fort différemment. C’est évident dans le travail des photographes et dans les réactions émotionnelles du public. À bien y regarder, quelles vies valorisons-nous ? Si nous arrivons au point où la valeur d’un Africain ou d’un Noir pris dans un conflit est traitée avec attention et compassion, nous aurons commencé à progresser.
DE LA COLLABORATION
Si les photographes locaux sont éduqués à reproduire ce qui se faisait avant, rien ne changera. S’ils sont prestataires de services pour les médias occidentaux, le problème vient de la nature des clients : des directeurs de service photo ayant des idées préconçues sur ce que doit être un reportage ou un sujet. Notre mission de ce côté-ci de l’Équateur, c’est de réfléchir à la manière de susciter et de raconter des histoires plus complexes, et d’aider le public à regarder différemment. Nous devons briser les chaînes de ces boulets visuels qui pèsent sur la représentation des pays d’Afrique et les dévalorisent historiquement et culturellement.
Le soldat africain est trop souvent représenté sous l’apparence d’un sauvage, comme si tous les soldats africains étaient des sauvages. Nous savons pourtant qu’ils ont pris une part extraordinaire à la libération de l’Europe lors des deux guerres mondiales. Ces pages de l’Histoire sont presque effacées, il faut interrompre cet effacement.
DE LA CONVERSATION COMME BASCULEMENT NARRATIF
Quand nous faisons une exposition ou un livre, comment disposons-nous les images les unes par rapport aux autres, comment les décryptons-nous dans le cadre plus large de leur contexte ? Voilà un dur travail qui nous oblige à penser à la manière dont les images influencent la culture. C’est un processus sans règle, un parcours d’apprentissage. La clé pour moi est la générosité. Pour rompre avec les vieilles méthodes, il ne suffit pas d’aller quelque part et d’en retirer quelque chose. Ça, c’est la « méthode Léopold ». Mais si nous demandons sur place : « Comment vous aider à transmettre vos conditions d’existence au vaste monde ? », c’est le début d’une conversation importante.
Le changement, c’est de voir d’abord quelqu’un comme un égal dont je me sente responsable. C’est un échange réciproque. Dans notre vieux mode d’être colonial, nous avons oublié de nous sentir pleinement responsables de l’humanité des autres. D’où nos dos tournés aux migrants et aux réfugiés. D’où notre usage des gens comme de pièces détachées. D’où notre indifférence fondamentale. Nous pouvons regarder dans le viseur et utiliser leurs corps pour dire ce qui nous chante, sans les inclure. Par manque de générosité et par défaut de véritable responsabilité. Nous avons pris quelque chose, nous avons utilisé un espace pour nous y grandir à nos propres yeux. Ces conversations n’ont pas d’interlocuteur, ne posent pas de question. Elles reflètent simplement le « preneur ». Une conversation authentique devrait être : « Je te parle, tu me parles, et nous échangeons des idées. » Peut-être devrions-nous mieux écouter ce que les gens ont à dire et à offrir, pendant qu’il est encore temps.